Par Benoît Rossi

Il est primordial de se pencher sur la réalité des taxes sur les carburants en Europe. Les recettes générées par ces dernières entre 1995 et 2020 ont chuté de plus de 50 %. Cela signifie que ces taxes ne représentent « que » 4,4 % du total des taxes perçues par les gouvernements, contre 10 % il y a 15 ans, selon un récent rapport de la Fédération internationale des transports Decarbonisation and the Pricing of Road Transport (Décarbonisation et tarification du transport routier). Cette situation aura un impact considérable sur le financement nécessaire pour soutenir les infrastructures du continent et est directement liée à la prospérité économique des Pays. 

Pour y remédier, la tarification en fonction de la distance parcourue (également appelée redevance d’usage de la route ou RUC) semble être la voie à suivre.

Véhicules électriques et baisse des recettes fiscales

Comment sommes nous arrivés à la baisse actuelle des recettes des taxes sur les carburants ? C’est en fait le résultat d’une évolution très positive : l’essor des véhicules électriques. En un peu plus de 20 ans, l’efficacité énergétique s’est améliorée de 28 % rien qu’en Europe (contre 18 % aux États-Unis).  Il ne faut pas s’attendre à ce que cette tendance s’inverse de sitôt, car les gouvernements de l’UE continuent de mettre en place des politiques visant à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050.

Une commission parlementaire britannique de 2022 a averti que « sans réforme, les politiques visant à réduire à zéro les émissions nettes d’ici 2050 n’entraîneront aucune recette pour le gouvernement au titre de la taxation des véhicules à moteur. La commission demande instamment au gouvernement d’agir maintenant pour remplacer une perte potentielle de 35 milliards de livres sterling pour le Trésor public« .

Un rapport de l’OCDE note que l’absence d’un mécanisme approprié de recharge routière pour les VE entraînera des pertes de revenus massives pour les gouvernements et soulèvera des questions d’équité sociale entre les propriétaires de « voitures traditionnelles », qui contribuent à l’entretien de l’infrastructure routière en payant des taxes sur les carburants, et les propriétaires de VE, qui ne le font pas. Il convient de noter qu’étant donné le coût des véhicules électriques, les personnes qui ne paient pas leurs taxes sur les carburants appartiennent souvent à une classe économique plus élevée que celles qui conduisent des voitures à essence. Le rapport conclut : « Il est urgent de prendre des mesures pour compenser la baisse des recettes provenant des taxes sur les carburants. Les gouvernements devraient appliquer à court terme des taxes indifférenciées basées sur la distance parcourue.

Historique de la tarification basée sur la distance en Europe

Depuis la création de l’Eurovignette en 1999, l’Europe est à l’avant-garde de la mise en œuvre de la tarification des poids lourds en fonction de la distance parcourue. À l’heure actuelle, huit pays appliquent un péage aux camions en fonction de la distance parcourue, et quelques autres vont rejoindre ce groupe (le Danemark et les Pays-Bas). La région Alsace, en France, va également mettre en place une redevance régionale basée sur le même modèle.  

Les révisions ultérieures de cette directive européenne ont conduit à l’internalisation progressive des coûts externes causés par les camions : une bonne initative car les externalités (usure de la route, accidents, émissions et bruit) des camions sont beaucoup plus élevés que ceux causés par les voitures. Selon l’étude de l’OCDE, en Suède, les poids lourds génèrent entre 5 et 12 fois plus d’externalités que les voitures. 

Grâce à ces politiques, 53 % du fret routier de l’UE sera soumis à des péages basés sur la distance d’ici à 2027. Les recettes générées par les systèmes de péage kilométrique pour les poids lourds s’élevaient à 11,8 milliards d’euros en 2022 en Europe. Ces recettes sont appelées à augmenter car de nouveaux systèmes de ce type sont mis en place avec l’aide du système mondial de navigation par satellite (GNSS).

Ensignements du déploiement de la tarification de l’usage des routes dans le monde entier

Compte tenu des résultats plus que satisfaisants, l’évolution naturelle serait d’étendre cette approche à toutes les voitures. Toutefois, la voie à suivre n’est peut-être pas aussi simple.

Emovis, qui fait partie d’Abertis Mobility Services et leader dans le domaine des solutions de mobilité basées sur le péage, a été pionnier dans le domaine de la tarification à la distance pour les véhicules légers dès 2011, en participant au projet de démonstration de tarification routière du ministère britannique des transports

En 2016, nous avons collaboré avec le département des transports de l’Oregon pour lancer OreGo, le premier programme basé sur la distance dans l’Oregon. A date, Emovis gère quatre programmes de redevances d’utilisation des routes aux États-Unis : Oregon, Virginie (depuis 2022), Utah (depuis 2020) et plus récemment Oklahoma (depuis le printemps 2023). Emovis a également mis en place des systèmes de péage électronique là où il n’y avait aucun système de redevance auparavant (comme le Mersey Gateway Crossing au Royaume-Uni) et le tunnel BBV (Blankenburgverbinding) aux Pays-Bas (dont la mise en service est prévue pour 2024).

Fortes de ces expériences, les équipes d’Emovis ont acquis des compétences précieuses et indispensables dans la conception et la mise en œuvre de systèmes de péage pour les véhicules légers qui sont à la fois pratiques pour les gestionnaires et bien acceptés par le grand public. 

Emovis a par ailleurs observé  deux facteurs qui sont souvent négligés : la conformité des recettes et les conducteurs hors juridiction.

La conformité des recettes est essentielle lors de la perception de péages destinés à financer des infrastructures coûteuses (à titre de référence, les recettes du Mersey Gateway Crossing s’élèvent à 695 millions d’euros). L’acceptation sociale est nécessaire à la réussite d’un programme. Nous avons pu constater de visu que les péages sont beaucoup mieux acceptés et payés en temps voulu lorsque les usagers en comprennent clairement la raison d’être. Sur le Mersey Gateway, par exemple, le taux de conformité des recettes a régulièrement augmenté pour atteindre 97 %. Les objectifs politiques doivent être correctement formulés et intelligemment communiqués au public avant le lancement du programme de tarification. C’est un défi pour les programmes nationaux qui auront un impact sur des millions d’utilisateurs.

C’est pourquoi les projets pilotes sont très importants. L’étude du Transport Research Board des États-Unis, intitulée Public Perception of Mileage-Based User Fees, note que ces derniers « apporte-nt un certain soutien à l’utilité potentielle des projets pilotes en tant que mécanisme d’amélioration de l’acceptabilité« .

Nous en avons fait nous-mêmes l’expérience avec le programme RUC de Virginie qui a été mis en place en juillet 2022. En l’espace d’un an seulement, le nombre de véhicules inscrits a augmenté de plus de 50 % (passant de 10 000 à 15 500), avec un faible taux d’attrition (inférieur à 10 %). C’est le résultat du soutien public recueilli pendant le projet pilote.    

Le respect des règles fiscales n’est évidemment pas qu’une question d’acceptation sociale. Elle nécessite également des processus d’application robustes et des cadres réglementaires adéquats pour lutter contre les fraudes. À cet égard, nous pouvons certainement tirer parti des cadres et de l’expérience du péage en flux libre en Europe.

Il est essentiel que les paiements soient reçus de la part des conducteurs hors juridiction, c’est-à-dire des voitures étrangères circulant dans un pays où une redevance fondée sur la distance est en vigueur. C’est un élément essentiel pour la réussite du programme national de tarification en fonction de la distance parcourue par les véhicules. Il garantit l’équité : les conducteurs étrangers paient leur juste part et les conducteurs nationaux ne sont pas indûment taxés.

Jusqu’à présent, cet aspect n’a pas encore été pris en compte dans les programmes RUC américains actuels. Les kilomètres parcourus à l’intérieur et à l’extérieur de l’État sont comptabilisés de la même manière. En Europe, cette question a été abordée par la création de prestataires de services spécialisés dont le rôle consiste à fournir des services de péage paneuropéens (« SET ») ou des services de péage régionaux (« ETS ») en utilisant principalement des dispositifs télématiques. 

Cette approche axée sur le marché a conduit à la création de grands acteurs européens – tels que Telepass, DKV, Axxès, Edenred, Shell et TotalEnergies – qui, selon Ptolemus Consulting, collectent ensemble environ 25 % des péages pour camions en Europe. Non seulement ces prestataires de services privés gèrent les camions nationaux et étrangers, mais grâce à une gamme de services à valeur ajoutée, ils perçoivent des péages pour le compte des propriétaires d’infrastructures routières dans une fourchette comprise entre 0,5 % et 2 %. À titre de comparaison, le coût de la collecte des taxes sur les carburants est estimé entre 1 et 3 % aux États-Unis. 

La voie à suivre

Le passage à une redevance basée sur la distance parcourue par tous les véhicules en Europe pose des défis de taille. Il y a une énorme somme de revenus à collecter et, par conséquent, un grand nombre d’usagers de la route à gérer.

Les taxes sur les carburants en Europe s’élèvent à environ 240 milliards d’euros par an.  Compenser la moitié des taxes sur les carburants reviendrait à collecter 120 milliards d’euros par le biais de la tarification de l’usage des routes. C’est dix fois plus que ce qui est actuellement collecté par les péages GNSS pour les camions en Europe (11,8 milliards d’euros). L’écart est encore plus grand si l’on considère le nombre d’usagers de la route en jeu : il y a 253 millions de voitures particulières et 6,2 millions de camions en Europe. Cela représente 40 fois plus de véhicules à gérer

Néanmoins, des recettes doivent être générées par la mise en œuvre de redevances basées sur la distance parcourue pour les véhicules légers. Tous les acteurs concernés doivent travailler en collaboration pour surmonter les différents obstacles. Le péage ne doit pas être considéré comme un « avantage », mais plutôt comme une nécessité pour atteindre les objectifs de décarbonisation des routes européennes, tout en générant un financement durable des routes à long terme. Les décideurs politiques européens devraient tirer parti du cadre réglementaire existant en matière de péage et des initiatives américaines en matière de RUC pour concevoir un système efficace de tarification en fonction de la distance pour tous les véhicules. Les programmes nationaux de tarification en fonction de la distance requièrent une approche publique-privée afin de prendre en 

Les chiffres évoqués sont conséquents ; alors quels seront-ils à l’avenir, une fois que la tarification de l’usage des infrastructures routières aura été mise en œuvre en Europe pour tous les véhicules ! Nous pouvons enivisager avec certitude que, tandis que les mesures audacieuses prises par les décideurs politiques répondent à des préoccupations environnementales essentielles, les recettes des programmes de tarification de l’usage des routes financent l’infrastructure nécessaire au développement économique des pays.

Benoît Rossi (MPP) est directeur du développement commercial chez emovis (Abertis Mobility Services). Pour en savoir plus, consultez le site www.emovis.com.